Étude historique et juridique de Louise Loiselle, Éditrice de Flammarion-Québec

Vingt-huit ans après sa mort en 1969, l’homme d’affaires Paul-Hervé Desrosiers fait l’objet d’un litige qui oppose Pierre et Claude Michaud, ses héritiers, à l’écrivain Pierre Turgeon. D’origines très modestes, P.-H. Desrosiers (mieux connu sous le diminutif P.-H.) est né en 1898 dans une petite ville du Québec. De simple ouvrier, il devint un des dirigeants d’entreprise les plus puissants des années Duplessis. P.-H. côtoyait le pouvoir politique tout en prospérant. Ses sociétés connurent une telle croissance que Conrad Black, dans sa biographie de Duplessis, le désigna comme un entrepreneur haut en couleur qui aurait profité de l’attribution de contrats gouvernementaux sous ce régime. Val-Royal, fondé en 1933, se hissa en quelques décennies au sommet des principaux employeurs québécois, fournissant des matériaux de construction à l’échelle de la province. Pour bien circonscrire sa mainmise sur le domaine, P.-H. siégea au conseil d’administration d’importantes sociétés d’exploitation minière et manufacturière. Bailleur de fonds du parti que dirigeait Maurice Duplessis, on soupçonne qu’il exerça aussi une grande influence sur les premiers ministres qui se succédèrent jusqu’à Robert Bourassa.

P.-H. Desrosiers légua la quasi-totalité de sa fortune à ses petits-neveux Claude et Pierre Michaud. En 1992, une des sociétés du Groupe Val-Royal donna naissance à la chaîne Réno-Dépôt. Pierre Michaud, son président, mûrit l’idée d’un ouvrage biographique pour célébrer l’anniversaire de la fondation de Val-Royal et par la même occasion honorer la mémoire de son grand-oncle. P.-H. Desrosiers devrait, pensait-il, jouir de la même notoriété que les Alphonse Desjardins et Armand Bombardier pour sa contribution à l’essor du Québec et se placer à leurs côtés dans l’histoire économique de la Belle Province. Il ne pouvait se douter qu’il allait déclencher une saga judiciaire qui se poursuit à ce jour.

En décembre 1992, Jacques Lefebvre, consultant en relations publiques pour Réno-Dépôt, approche Pierre Turgeon pour amorcer ce projet. Journaliste, ex-éditeur, romancier, essayiste et scénariste reconnu, celui-ci est le lauréat de plusieurs prestigieux prix dont, à deux reprises, le prix littéraire du Gouverneur général et plus récemment le prix de la Société historique de Montréal. Dès la première rencontre, Pierre Michaud attise les instincts de l’écrivain en lui faisant miroiter la possibilité de découvrir un personnage pittoresque, truculent et qui a détenu un certain pouvoir dans la conduite de la politique québécoise, reconnaissant, par ailleurs, qu’il n’était pas non plus un saint. Pierre Turgeon, qui n’avait jamais entendu parler de P.-H., est séduit par le récit animé que lui fait le petit-neveu et par ses promesses de collaboration inconditionnelle. À cet effet, M. Michaud donnera accès à des documents confidentiels et mettra l’écrivain en contact avec des personnes en mesure de lui fournir des informations intéressantes et pertinentes. Selon M. Turgeon, aucune restriction ne lui sera imposée, il s’agit ni plus ni moins de tracer un portrait de l’époque Duplessis à travers cette personnalité.

En juin 1993, mandaté par Pierre Michaud, Jacques Lefebvre, qui croit connaître le domaine de l’édition, prépare, sans les conseils d’un aviseur légal, un protocole d’entente qu’il signe à titre d’éditeur avec Pierre Turgeon. Divisée en deux parties, l’entente prévoit que l’auteur recevra des honoraires et le remboursement de ses dépenses pour effectuer la recherche et les entrevues. Cette étape complétée, Pierre Turgeon devra soumettre et faire approuver un plan de l’ouvrage avant d’en entamer la rédaction. Toutefois, dans le cas où le plan serait refusé, il accepte de remettre la documentation réunie par ses soins à l’éditeur, qui pourra confier la tâche d’écriture à un autre.

L’auteur en quête de son personnage parcourt les ouvrages historiques et les biographies de politiciens célébres. Patronage et patroneux d’Alfred Hardy, qu’il a publié à l’époque où il était éditeur, fait état du favoritisme politique qui caractérisait les gouvernements d’alors, ce qui lui confirme la façon de faire des affaires de P.-H. et surtout comment il obtenait ses contrats. Pour sa collecte de renseignements, si Pierre Turgeon ne peut véritablement consulter les archives personnelles de la famille, l’héritier tient parole et lui ouvre les portes lui donnant accès aux proches collaborateurs du grand-oncle ou à leurs descendants qui acceptent de lui confier leurs souvenirs, la correspondance ou tout autre document pouvant servir à dépeindre cette époque. Chemin faisant, l’auteur découvre des faits inédits qui vont au-delà des révélations connues sur les pratiques de «patronage» sous la Grande Noirceur, pratiques amplement documentées et dénoncées par la Commission Salvas.

Pierre Turgeon transmet le plan du livre qu’il se propose d’écrire et reçoit l’assentiment total de Jacques Lefebvre et de Pierre Michaud, et donc le feu vert pour commencer la narration. Il obtient aussi la première avance de fonds prévue dans l’entente, soit le versement d’un à-valoir déductible des futurs droits d’auteur. On va même jusqu’à décider d’un titre: P.-H. le Magnifique: l’éminence grise de Duplessis. Sans autres directives ou contraintes, Pierre Turgeon s’assoit pour écrire.

Pierre Lespérance, président du Groupe Sogides et ami de Pierre Michaud, propose d’éditer la biographie aux Éditions de l’Homme. Jacques Lefebvre abandonne l’idée de jouer à l’éditeur et accompagne Pierre Turgeon, en janvier 1994, pour la signature du contrat avec le représentant attitré des Éditions de l’Homme, l’éditeur James de Gaspé Bonnar. Toujours mandaté par Pierre Michaud, c’est à titre d’initiateur du projet que Jacques Lefebvre signe la clause prévoyant le remboursement de la somme avancée sur les redevances à venir. Ici, il est important de préciser que le contrat-type des Éditions de l’Homme contient une clause d’annulation de toute entente précédente. Une autre clause, qui apparaît dans tous les contrats d’édition de livre, spécifie que l’éditeur se réserve le droit de ne pas publier l’oeuvre s’il ne le juge pas opportun. Ce libellé aussi présent dans le premier contrat rassure le mandataire de Pierre Michaud quant au contrôle qu’ils pourront exercer sur le manuscrit final.

Avant même que Pierre Turgeon n’ait terminé son premier jet, Les Éditions de l’Homme annoncent dans deux catalogues successifs la parution prochaine de la biographie (annexe 2).

En février 1995, Pierre Turgeon dépose au bureau de James de Gaspé Bonnar un manuscrit de 180 pages. Suit alors un silence complet que l’auteur ne comprend pas. Il s’enquiert pour apprendre que Pierre Michaud désapprouve certaines révélations sans spécifier lesquelles. Pierre Turgeon est d’autant plus étonné de cette réaction que les plus croustillantes anecdotes lui ont été racontées par les héritiers et que sa principale source, Juliette Baby, fondée de pouvoir du directeur de Val-Royal pendant 30 ans, confirme ce qui y est exposé de la première à la dernière ligne. En entrevue, elle s’est dite d’autant plus surprise de la réaction des héritiers qu’elle est persuadée que P.-H. aurait voulu que ce livre soit publié ayant un côté provocateur et adorant, ajoute-t-elle, que l’on parle de lui. Pressé par l’auteur d’exprimer son mécontentement en citant des exemples précis, Pierre Michaud, toujours très cordial, reste évasif. On fixe une date pour poursuivre la discussion, qui n’a pas de suite, et Pierre Turgeon reste de nouveau sans nouvelles.

Seize mois après la remise du manuscrit, soit en juin 1996, Pierre Turgeon et ses procureurs font parvenir une mise en demeure aux Éditions de l’Homme les intimant de respecter leur engagement et de publier l’oeuvre. Devant leur refus, l’auteur met fin à son contrat et propose la biographie à Lanctôt éditeur, qui accepte de la publier telle quelle.

Pierre Michaud, qui prétend être le détenteur des droits d’auteur de la biographie sur son grand-oncle puisqu’il l’a commandée, fait une requête en injonction en septembre 1996. Selon lui, le manuscrit «présente dans son ensemble une image défavorable de P.-H. Desrosiers», «porte atteinte à la réputation, à la mémoire et au droit à l’intimité et à la vie privée de P.-H. Desrosiers» et «porte atteinte à la réputation et au droit à l’intimité et à la vie privée de Michaud». Dans l’ouvrage, «il serait question de pots-de-vin et de trafic d’influence auprès du gouvernementé».

Pierre Turgeon conteste le recours et affirme n’avoir jamais cédé ses droits; il prétend être le seul titulaire du droit d’auteur sur la biographie de P.-H. Desrosiers et le seul responsable de son contenu. L’écrivain assure du professionnalisme de sa démarche. Il certifie également que le fils de l’ancien premier ministre Antonio Barrette savait qu’il préparait un livre en lui remettant la correspondance de son père et que tous ceux qui ont offert des témoignages souhaitaient contribuer à l’histoire du Québec.

La procédure entreprise sur cette grande question de principe inquiéta le milieu littéraire et journalistique, qui n’a pas tardé à se mobiliser, craignant, si cette cause faisait jurisprudence, qu’écrire l’histoire du Québec devienne extrêmement difficile car, depuis janvier 1994, le Code civil du Québec a introduit un article qui maintient que «Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise.»

Tandis que Me Marek Nitoslawski, avocat de Pierre Michaud, plaide le droit à l’anonymat et à la solitude et soutient que «la publication de l’ouvrage causerait du tort ou ferait de la peine à des personnes vivantes», Alain Saulnier, président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, estime que l’article 35 du Code civil du Québec constitue en soi une «véritable atteinte à la liberté d’information et au droit du public à l’information». L’Union des écrivains du Québec, qui invoque les fonctions et les pouvoirs que lui réserve la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs, s’est vu reconnaître par la Cour le droit d’intervenir dans le litige pour y défendre les intérêts de ses membres. Son président, Louis Gauthier, manifestait son inquiétude en ces termes: «Ne pourrons-nous plus écrire que des oeuvres complaisantes?»

C’est en invoquant la Constitution et la Charte des droits et libertés de la personne que Me François Shanks compte défendre son client Pierre Turgeon car, dit-il, on n’y trouve aucune disposition prescrivant l’obtention du consentement des héritiers avant de révéler de l’information sur leur ancêtre, par contre, la notion de droit du public à l’information fait l’objet d’un article dans la Charte québécoise.

Pour contrer la demande en injonction, Pierre Turgeon et son avocat ont proposé au juge une ordonnance de sauvegarde jusqu’à ce que la Cour supérieure statue sur l’injonction permanente au mérite.

P.-H. le Magnifique: l’éminence grise de Duplessis ainsi que plusieurs documents sont sous scellés en attendant le procès à la fin de janvier 1998.

Solution

Notre solution s’élabore en trois temps. La première partie établit que Pierre Turgeon est le détenteur des droits d’auteur de la biographie qu’il a écrite, la seconde pose que son ouvrage n’enfreint pas l’article 35 du Code civil du Québec dans l’optique du droit à la vie privée et dans son prolongement, la troisième partie exploite, pour aboutir à la même conclusion, le droit du public à l’information.

Première partie: contrat de travail ou contrat d’entreprise?

Dans la première partie de cet exposé, nous établirons qui de Pierre Michaud ou de Pierre Turgeon est titulaire du droit d’auteur sur l’oeuvre intitulée P.-H. le Magnifique: l’éminence grise de Duplessis. Quels sont les droits et obligations sous-jacents aux deux ententes signées? L’entente initiale donne-t-elle par contrat privé la propriété du manuscrit à Pierre Michaud qui a employé Pierre Turgeon pour le rédiger ou, au contraire, comme l’affirme ce dernier, s’agit-il d’un contrat régi par la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs? Peut-on accorder à Pierre Michaud des droits quelconques pour avoir eu l’idée d’une biographie sur son grand-oncle?

Devant ce problème d’interprétation, va-t-on suivre la lettre des contrats plutôt que l’esprit?

Première entente

En vertu de l’article 34(3)b) de la Loi sur le droit d’auteur (L.D.A.), «l’auteur de l’oeuvre est, jusqu’à preuve contraire, présumé être le titulaire du droit d’auteur.» Le demandeur, Pierre Michaud, qui n’est pas l’auteur, devra faire la preuve de sa détention avant que cette présomption ne puisse être écartée. Le demandeur invoque l’article 13(3) de cette même loi pour revendiquer la propriété de l’oeuvre commandée à Pierre Turgeon et réalisée, selon lui, dans le cadre d’un emploi.

Pierre Michaud pense engager Pierre Turgeon pour une histoire biographique sur son grand-oncle. Mais dans quel esprit a-t-il conclu cette transaction? Pierre Turgeon, beaucoup plus aguerri aux négociations de ce domaine a-t-il, malgré lui, cédé ses droits d’auteur? C’est ce que nous allons tenter de déterminer en examinant les termes des deux contrats signés.

La première entente (annexe 3) rédigée par Jacques Lefebvre, signée par lui-même à titre de mandataire de Pierre Michaud et d’éditeur crée un lien avec l’écrivain Pierre Turgeon. Pierre Turgeon, qui a signé dans le passé de nombreux contrats d’édition comme auteur et comme éditeur, avance qu’il écrit professionnellement depuis plusieurs années et qu’il n’aurait jamais accepté de céder ses droits d’auteur.

Si la jurisprudence canadienne n’a pas donné de portée définitive à l’article 13(3), le droit civil québécois a établi la distinction entre le contrat de louage de services et le contrat d’entreprise dans la cause Les Amusements Wiltron inc. c. Mainville, [1991] R.J.Q. 1930 (C.S). L’auteur avait conservé ses droits d’auteur, l’employeur n’ayant pu prouver de relations employeur/auteur.

Le contrat de travail (C.c.Q., art. 2085) s’exécute sous les directives de l’employeur et restreint la liberté d’expression et de création de l’employé. «Si le contrat prévoit certaines normes auxquelles l’oeuvre finale devra répondre, il nous semble que l’artiste renoncera implicitement à ses droits moraux dans la stricte mesure de ces stipulation contractuelles.»

Le protocole d’entente prévoit que le projet se réalisera en deux étapes: d’abord, la recherche pour laquelle Pierre Turgeon recevra un montant forfaitaire et le remboursement de tous ses frais engagés. Une fois cette étape terminée, les parties mettront fin à leur relation si l’éditeur n’est pas satisfait du plan du livre soumis par l’auteur. Cependant, si l’on décide de passer à l’étape suivante, l’auteur pourra écrire à sa guise, l’entente ne prévoyant aucune spécification quant à la façon d’achever son oeuvre. En se basant sur la clause qui se lit comme suit: «L’éditeur aura le choix de ne pas publier le manuscrit», Pierre Michaud croyait fermement qu’il pouvait sans autres formalités interrompre ou même annuler le projet. On verra ci-dessous qu’en vertu de cette clause, l’éditeur n’a pas un droit absolu sur le sort réservé à l’oeuvre.

Pour répondre à cette absence de directives, Pierre Michaud a fait valoir dans sa déclaration à la Cour qu’il s’adressait à un professionnel de l’écriture et ne jugeait pas opportun de lui dire comment jouer son rôle. «Tu ne dis pas à un joueur de hockey où il doit tirer.» De son côté, Pierre Turgeon a déclaré par affidavit qu’à aucun moment, ni verbalement, ni par écrit, on aurait délimité son champ d’action.

En ce qui a trait à la clause qui accorde à l’auteur un à-valoir déductible des futurs droits d’auteur, rien n’indique qu’il s’agisse d’un salaire ou d’un paiement forfaitaire prévu dans le cadre d’un contrat de travail. L’énoncé de cette clause suit l’usage établi par le milieu et ne modifie pas le statut de titulaire des droits d’auteur de Pierre Turgeon.

Par ailleurs, le demandeur affirme que Pierre Turgeon ne connaissait pas P.-H. Desrosiers et qu’il n’aurait jamais eu l’idée d’écrire un livre sur lui. Selon la loi fédérale, «l’auteur d’une oeuvre est le premier titulaire du droit d’auteur sur cette oeuvre», l’auteur étant celui qui exprime sa pensée. Puisque l’oeuvre est l’expression de la pensée originale de l’auteur, celui qui fournit l’idée de départ d’une oeuvre ne pourrait se considérer comme étant l’auteur de l’oeuvre. Cette hypothèse s’appuie sur l’arrêt Cuisenaire c. South West Imports Ltd., [1969] R.C.S. 208. Dans le cas qui nous intéresse, la seule prétention d’être l’instigateur du projet de biographie sur son grand-oncle ne saurait accorder à Pierre Michaud un droit sur l’oeuvre réalisée par Pierre Turgeon.

Comme le souligne Normand Tamaro dans son texte annoté sur la Loi sur le droit d’auteur: «Trouver précisément la solution à retenir, principalement dans une hypothèse où l’employeur n’est pas directement engagé dans un secteur d’activité relevant d’un secteur en rapport avec les fonctions de l’oeuvre créée, relève plus de la prophétie que de l’analyse jurisprudentielle.»

De cette première entente, nous devons conclure que le demandeur ne peut faire la preuve que l’auteur était employé au sens de l’article 13(3) et que Pierre Turgeon n’a pas cédé par écrit ou verbalement ses droits moraux. Le protocole d’entente signé entre Jacques Lefebvre et Pierre Turgeon correspond à la description du contrat d’entreprise telle que prescrite par les articles 2099 et 2100 du Code civil du Québec. Conformément à la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs, Pierre Turgeon doit donc être considéré comme un entrepreneur indépendant et conserve la pleine jouissance de ses droits d’auteur.

Deuxième entente

La Loi sur le droit d’auteur définit le droit d’auteur, comme suit: le «droit exclusif de produire ou de reproduire une oeuvre, […] d’exécuter ou de représenter […] et de publier l’oeuvre». Ces droits sont désignés par plusieurs comme étant les droits patrimoniaux. Toutefois, si le créateur de l’oeuvre est le premier titulaire des droits d’auteur d’une oeuvre, celui-ci peut céder une partie de ses droits patrimoniaux au profit d’une personne ou d’une personne morale. Voyons maintenant comment le contrat signé en janvier 1994 entre Les Éditions de l’Homme et Pierre Turgeon entérine cette cession.

Revenons aux droits patrimoniaux qui, contrairement aux droits moraux, peuvent être cédés, mais doivent obligatoirement l’être par écrit. La cession doit de plus être signée par le titulaire des droits. Cette deuxième entente vise l’exploitation commerciale de l’oeuvre. En effet, l’auteur qui désire voir son oeuvre publiée et diffusée doit se départir d’une partie de ses droits pécuniaires au bénéfice d’un éditeur qui, dans l’espoir de faire un profit, produira le livre et verra à sa mise en marché.

La Loi sur le droit d’auteur permet aux intéressés de s’entendre librement sur les conditions de la cession ou de la licence cependant, dans la réalité, la maison d’édition impose son contrat-type à ses auteurs. Ces contrats se ressemblent d’une maison à l’autre et on y retrouve les clauses usuelles sur la durée, le territoire, l’étendue des droits concédés, la garantie de l’auteur, les redevances, les droits étrangers, etc. La teneur et la formulation de ces clauses sont assez similaires. La Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs du droit québécois vient aussi réglementer ce genre d’entente.

Pierre Michaud prétend que ce deuxième contrat prolonge dans les faits le protocole d’entente de juin 1993 et rend les parties solidaires. À preuve, dit-il, Jacques Lefebvre a apposé sa signature près de la clause stipulant que les avances devront être remboursées à même les droits d’auteur.

D’abord, une clause du contrat des Éditions de l’Homme annule toute autre entente précédente, donc le premier protocole d’entente. Puis, en haut du contrat, à l’endroit où les soussignés s’identifient, seul le nom de Pierre Turgeon apparaît comme «auteur». La signature de Jacques Lefebvre qui porte la mention «initiateur du projet» ne peut en aucun cas lui conférer un statut de collaborateur à l’oeuvre telle que définie dans la Loi sur le droit d’auteur et ne lui octroie aucun droit sur l’oeuvre. Quant à la somme avancée à l’auteur en guise d’à-valoir, rien ne laisse présumer que Pierre Turgeon ne soit pas le seul bénéficiaire des redevances usuelles de 10 % (pourcentage progressif avec les ventes) puisqu’il est prévu qu’il percevra la totalité des redevances sur les ventes excédant le montant de l’à-valoir. Ce dernier élément n’est d’ailleurs pas contesté par le demandeur.

Selon l’article 13(4), une cession équivaut à une vente, mais elle ne peut se comparer à un autre article vendu dans le commerce puisque dans ce cas-ci, le vendeur (l’auteur) conserve le contrôle sur l’objet de la vente: «[…] l’auteur se départ du droit de publier l’oeuvre pour en tirer une valeur, et la publication devient une stipulation implicite du contrat et revêt le caractère d’une obligation découlant de l’intention des parties.»
Le demandeur, qui a toujours cru pouvoir se prévaloir d’un pouvoir discrétionnaire sur la publication de la biographie de P.-H. Desrosiers, interprète de travers la clause suivante: «Par ailleurs, en dernier ressort, l’éditeur se réserve le droit de ne pas éditer l’ouvrage s’il juge que la publication du texte est inopportune, ou que celui-ci est de nature diffamatoire ou scandaleuse, violant quelque droit privé ou autrement illégal.» La jurisprudence ne soutient pas cette interprétation: «Un auteur parfait son obligation en livrant son manuscrit à un éditeur qui, en contrepartie, doit lui retourner son manuscrit s’il refuse de publier l’oeuvre: Morang c. Lesueur [1911], 45 R.C.S. 95, 99-100 (j. en chef Fitzpatrick) et 115-116, 118-119 (j. Duff).»

Les Éditions de l’Homme, ayant failli à leur obligation contractuelle de publier l’oeuvre et se prévalant de la clause 25 précédemment citée, ont retourné le manuscrit à Pierre Turgeon. Ce faisant, le contrat est devenu caduc.

Même si Pierre Michaud avait pu démontrer être le titulaire des droits d’auteur sur la biographie de son grand-oncle – la Loi sur le droit d’auteur protège les intérêts moraux de l’auteur, c’est-à-dire le droit de revendiquer la création d’une oeuvre et le droit d’empêcher que son oeuvre soit déformée par autrui -, les héritiers n’auraient pu supprimer le contenu litigieux ou modifier quelque partie que ce soit ou même la publier (droit de divulgation en droit français) sans le consentement de Pierre Turgeon. La notion de droits moraux est reconnue en droit canadien depuis l’adhésion du Canada, en 1931, à l’Acte de Rome de la Convention de Berne:

12(7): Indépendamment de ses droits d’auteur, et même après la cession partielle ou totale desdits droits, l’auteur conserve la faculté de revendiquer la paternité de l’oeuvre, ainsi que le privilège de réprimer toute déformation, mutilation ou autre modification de ladite oeuvre, qui serait préjudiciable à son honneur ou à sa réputation.

Il nous semble que Pierre Michaud a commandé, de bonne foi, à Pierre Turgeon une biographie dont il croyait être l’unique propriétaire. En homme d’affaires complètement ignorant du grand débat sur la propriété intellectuelle, il pensait sans aucun doute acheter un produit matériel comme un autre, ce qu’il a l’habitude de faire dans ses compagnies. N’étant pas au fait des us et coutumes qui prévalent dans le domaine de l’édition, il s’en est remis à Jacques Lefebvre qu’il a mandaté de négocier avec l’écrivain. Malheureusement pour Pierre Michaud, il nous apparaît évident que son mandataire n’avait pas la compétence nécessaire et ne connaissait pas les règles qui régissent les contrats d’édition. Malgré son intention initiale de rester en contrôle de la publication de la biographie de son grand-oncle, voici Pierre Michaud lié, ainsi que le stipule l’article 2160 du Code civil du Québec, par les ententes signées par son mandataire.

Disons, en conclusion de cette première partie, que Pierre Turgeon demeure le seul titulaire des droits d’auteur sur l’oeuvre intitulée P.-H. le Magnifique: l’éminence grise de Duplessis.

Deuxième partie: droit de l’individu à la vie privée

Nous avons établi que Pierre Turgeon est titulaire des droits d’auteur sur la biographie qu’il a rédigée. Cela étant, nous nous pencherons dès à présent sur la question du droit à la vie privée, terrain pour le moins glissant sur lequel chacune des parties du litige qui nous occupe essaie de faire déraper l’autre.

En partant du principe que le droit à la vie privée est «susceptible de mettre en confrontation directe l’intérêt de l’individu et celui du public de savoir», dégageons dans un premier temps les enjeux de celui-là.

Droit à la réputation, à l’image, à l’anonymat et à la solitude

À l’instar de Martin Michaud, nous n’estimons pas qu’il soit ici utile, approprié ou même réaliste de prétendre circonscrire la notion de vie privée parce que justement «la sphère de la vie privée varie en fonction de différents facteurs, par exemple en fonction de la situation des personnes impliquées ou en fonction des valeurs en vigueur dans la société à l’époque où survient l’atteinte.» Nous nous proposons toutefois d’explorer quelques-unes de ses avenues, exploration qui nous permettra de donner réponse à l’interrogation suivante: en regard de l’article 35 du Code civil du Québec, relatif au respect de la réputation et de la vie privée, les droits à la réputation, à l’image, à l’anonymat et à la solitude de Paul-Hervé Desrosiers sont-ils atteints de quelque façon à cause de l’ouvrage de Pierre Turgeon? Nous tenterons d’y répondre en illustrant notre propos de quelques décisions juridiques existantes et en mettant de l’avant le concept de personnage public, pierre de touche de notre argumentation. Ce processus débouchera naturellement sur la dernière partie de notre réflexion, principalement liée au droit du public à l’information.

En 1979, H. Patrick Glenn affirmait qu’au moins deux comportements s’avéraient incompatibles avec le droit au respect de la vie privée:

Le premier, c’est l’intrusion injustifiable qui a comme effet de porter un renseignement personnel à la connaissance de l’intrus ou tout simplement de gêner la victime. C’est la solitude de l’individu qui semble atteinte par cette intrusion, une condition de séparation des autres membres de la société ou de la plupart des autres membres de la société. En deuxième lieu, et encore en l’absence de faits justificatifs, il y a l’atteinte à la vie privée qui provient de la diffusion de renseignements ou d’images. En ce cas, la prohibition de l’acte de diffusion protège l’anonymat de la personne, une situation qui est celle de ne pas être identifiable.

Les droits à la solitude et à l’anonymat permettraient ainsi à leurs titulaires d’agir librement et impliqueraient que quiconque veuille passer outre doive s’assurer du consentement des intéressés. Au fait, si l’on y regarde bien, la ligne est mince entre le droit à l’anonymat et celui à l’image, tous deux liés par le concept de diffusion. Et «s’il apparaît clair que le consentement exprès de la victime constituera une défense qui permettra d’exonérer l’auteur du geste reproché lorsqu’il pourra prouver le consentement, la nature et l’étendue du consentement peuvent poser problème». Ainsi se pose la question du consentement implicite et, par extension, de la finalité de la diffusion de l’image que nous pouvons étayer au moyen de l’affaire Deschamps c. Renault Canada. Si dans ce cas la Cour a jugé que si l’intimé Deschamps avait consenti à ce que des photographies de lui soient prises, il n’en était pas moins en droit de refuser qu’elles soient utilisées à des fins commerciales pour lesquelles il n’avait pas été consulté. «La Cour en vient également à la conclusion que le caractère public de la profession du défendeur et la tolérance traditionnelle des comédiens (il s’agit d’Yvon Deschamps) face à la publicité ne pouvait constituer un consentement implicite à l’usage de son nom ou de son image.» Cependant, ajouterions-nous, dans la mesure où, en tant que personnage public, P.-H. Desrosiers est l’objet d’une biographie, entreprise dont on peut raisonnablement considérer qu’elle n’est pas réalisée à des fins purement profitables mais, de par la réputation de l’auteur, dans une optique artistique sinon historique, il n’y a pas lieu pour son neveu de plaider que l’auteur outrepasse son consentement et viole ce faisant l’intégrité de l’image de son grand-oncle.

Notion de personnage public

Dans l’affaire Field c. United Amusement Corp., le tribunal avait rejeté la demande en injonction du demandeur – qui avait été filmé nu dans un documentaire tourné au festival de Woodstock -, en invoquant entre autres le caractère public de la manifestation. Dans le même ordre d’idées, il ne nous apparaît pas téméraire de postuler que la condition et les actions de P.-H. Desrosiers en font indubitablement un personnage public, identifié et identifiable, que cette condition limite donc son droit à l’anonymat et que par conséquent ses agissements en milieu public sont implicitement et légitimement diffusables.

Le rapport de l’individu ayant le statut de personne publique au concept de vie privée a suscité l’attention des juristes. Pierre Trudel propose un modèle d’appréhension de l’atteinte à la vie privée et le fait en deux axes, ou volets, dont le second s’élabore en fonction de la nature des individus sur lesquels il y a risque d’atteinte:
Pour déterminer s’il y a atteinte à la vie privée, il est nécessaire de déterminer si une divulgation d’information ou une intrusion porte sur un élément de la vie privée. […] Ce domaine de la vie privée regroupe certains types d’information qui y sont, en principe, rattachées. Il connaît aussi des variations selon les qualités et le statut des personnes.

L’on identifie traditionnellement deux grands volets à la vie privée. L’un est objectif et réfère aux faits et aux aspects de la vie d’une personne qui sont inclus dans un domaine protégé. Mais la contenance concrète de ce domaine varie suivant les personnes, la position qu’elles occupent dans la société […]. C’est le volet subjectif de la vie privée: celui qui prend en considération les personnes visées.

À partir de ces considérations, nous sommes d’avis que vu ses activités professionnelles, la notoriété de son entreprise de même que celle de ses contacts nombreux et constants avec des personnalités politiques, P.-H. Desrosiers doit être considéré comme un personnage public et que le rapport de ses agissements dans des lieux publics ou à des fins dignes d’intérêt public peuvent donc être révélées. Comme le mentionne le juge Lebel dans son jugement de la cause Aubry c. Les Éditions Vice-Versa inc. et Duclos, «la simple présence dans un lieu public n’abolit pas le droit d’une personne à l’anonymat, à moins qu’elle ne soit engagée dans la vie publique, en raison de ses activités […] professionnelles, politiques, etc». Les limites du droit à l’anonymat d’une personne publique sont obvies. Il en va de même des droits à l’image ainsi que le précise le juge Baudouin dans le même jugement:

La faute, comme l’admettent de façon quasi unanime doctrine et jurisprudence française et québécoise, consiste soit dans la captation de l’image elle-même, soit dans sa diffusion, lorsque ces actes ne sont pas autorisés par la personne elle-même ou justifiés par l’une des exceptions classiques notamment la présence dans certains cas dans un lieu public; le rôle du personnage public; la satisfaction du droit à l’information ou à l’histoire […]…

Sans vouloir empiéter sur nos propos subséquents, signalons encore que «ce droit à l’anonymat ne cède que lorsqu’apparaît un droit légitime à l’information publique [et que] ce dernier prévaut lorsque la personne dont l’image est capturée s’est déjà volontairement engagée dans la vie publique.»

De sa lecture de la jurisprudence française, le juge Lebel rapporte aussi que «le concept de vie privée protégerait la vie personnelle et familiale.» Par ailleurs, «la protection de l’honneur ou de la réputation défendrait les personnes contre les allégations diffamatoires relatives à toutes leurs activités privées comme publiques». Et comme le précise le juge Baudouin, parmi les domaines du droit de la responsabilité civile où entrent en jeu le droit de l’individu et le droit du public de savoir, le plus important et, de loin, le plus ancien comprend les diverses formes d’atteintes à la réputation qui […] tendent à ridiculiser ou à humilier une personne, soit à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe.

En nous inspirant du jugement rendu par la Cour supérieure dans l’affaire Gravel c. Arthur, précisons ici qu’en aucun cas Pierre Turgeon ne s’est livré à un exercice injurieux ou diffamatoire à l’endroit du fondateur de Val-Royal puisque d’une part son ouvrage repose sur des sources documentées (des contemporains de P.-H. Desrosiers entre autres, qui peuvent témoigner de la véracité et de la fidélité des propos de Pierre Turgeon), et d’autre part que les allégations dont on pourrait lui reprocher qu’elles portent atteinte à l’honneur du personnage s’enracinent exclusivement dans ses faits et gestes publics.

Au reste, l’intérêt général à l’information justifie la publication des photos des personnes engagées dans une vie publique, tels (sic) que des hommes politiques, des artistes, certaines catégories d’hommes d’affaires, etc., sous réserve de leur droit à une protection contre la dénaturation ou l’altération de leur image ou contre des publications qui porteraient atteinte à des intérêts patrimoniaux, édifiées à partir d’une image ou d’un nom.

Bien qu’il ne soit pas ici question de photographies, il est clair que dans le cas de P.-H. Desrosiers, la publication de faits «publics», témoins et documents à l’appui, ne pourrait altérer son image et encore moins nuire à des intérêts patrimoniaux, l’homme étant, ne serait-ce que cela, décédé depuis presque trente ans. Et bien que l’on pourrait ici invoquer le caractère de transmissibilité de l’article 35 du Code civil du Québec, il n’en demeure pas moins que l’on peut raisonnablement avancer que les paramètres temporels de l’ouvrage de Pierre Turgeon font en sorte que pour le lecteur ordinaire, l’établissement d’un lien entre des événements qui se sont déroulés il y a plus de trente ans et les activités professionnelles de Pierre Michaud n’est pas évident. Aussi, comme le spécifie Pierre Trudel, le caractère extra-patrimonial du droit à la vie privée s’oppose normalement à ce qu’il ait ce caractère car c’est un droit attaché à la personne se fondant sur un souci de garantir le respect de son intimité. Avec la mort, il n’y a plus lieu de protéger de tels intérêts. Les intérêts qui méritent d’être protégés après le décès sont liés à la mémoire du défunt ou visent à prévenir que les informations diffusées à propos du défunt constituent des atteintes à la vie privée ou à la réputation de ses proches.

Troisième partie: droit du public à l’information versus droit à la vie privée

Nous avons démontré que nulle atteinte au droit à la vie privée du personnage public qu’est P.-H. Desrosiers n’a été portée, et par conséquent que l’article 35 du Code civil du Québec a, à son égard, été respecté. Nous nous emploierons maintenant à établir en quoi la publication du travail de Pierre Turgeon ne dépasse d’aucune manière les limites de la liberté d’expression, et, plus spécifiquement, celles de l’intérêt du public à être informé. La question qui nous occupe ultimement est celle de «l’utilité sociale de la diffusion de cette information.»

Dans cette optique, nous posons les problèmes du droit du public à l’information versus le droit à la vie privée et du respect de l’article 35 et 36 du Code civil du Québec dans la collecte de données pour la rédaction du livre P.-H. le Magnifique: l’éminence grise de Duplessis.

Le droit du public à l’information peut entrer en conflit avec d’autres droits fondamentaux collectifs ou individuels, et c’est pour cela qu’il doit s’exercer à l’intérieur de ses limites. Ce droit est protégé par la Charte des droits et libertés de la personne à l’article 44 et par la Charte canadienne des droits et libertés à l’article 2(b). Il n’en reste pas moins que ce droit reste vague parce que la définition de la notion de vie privée n’est pas totalement circonscrite.

Le concept de vie privée et celui du droit à l’information deviennent des sphères indépendantes qui varient en fonction des facteurs suivants: la situation des personnes impliquées, l’époque où survient l’atteinte et les valeurs de l’époque. Pour la solution de notre cas, il faut identifier les dispositions protégeant la liberté d’information (droit du public à l’information) et le droit au respect de la vie privée tel que stipulé dans l’article 35 et 36 du Code civil du Québec. Cela dit, «liberté de la presse et droit à la vie privée sont deux composantes des libertés et de la dignité humaine. L’une et l’autre sont nécessaires à l’existence d’un état de liberté et de dignité. L’une et l’autre sont même inhérentes à l’existence d’une société régie par le droit.»

Éthique professionnelle

En plus d’être romancier et scénariste, Pierre Turgeon est journaliste. Il a été reconnu par ses pairs en gagnant plusieurs prix dont celui de la Société historique de Montréal. Les droits et les obligations d’un journaliste sont définis dans deux documents, soit la Charte du journaliste (annexe 4) adoptée le 6 décembre 1987, où prévalent les droits moraux, et le Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (annexe 5) adopté en mai 1995. Ces documents n’ont pas de pouvoirs coercitifs, mais donnent une ligne de conduite quant au respect de la diffusion de l’information. Pierre Turgeon respecte ces principes, soient les articles 1, 2, 6 et 8 de la Charte du journaliste et l’article 7 du Guide de déontologie de la FPJQ. Pierre Turgeon a écrit un livre concernant la vie d’une personne publique, P.-H. Desrosiers. La collecte de renseignements pour la rédaction de la biographie s’est faite dans le respect de l’éthique et de la déontologie du métier qu’il exerce. Il avait le consentement de Pierre Michaud, héritier de P.-H. Desrosiers, pour mener des interviews avec ses proches collaborateurs. Celui qui donne un consentement apparaissant clair peut donc exonérer l’auteur du geste reproché, soit porter atteinte à sa vie privée. Pierre Michaud savait que Pierre Turgeon écrivait une biographie, que les renseignements seraient utilisés pour la rédaction de celle-ci et, de plus, il connaissait la réputation de son oncle. Entre autres, lors des entretiens avec les personnes concernées, Pierre Turgeon informait ces derniers de la publication d’un livre et de l’utilisation de leurs témoignages. Il a agi en respectant la déontologie journalistique qui consiste en une autoréglementation qui détermine les traits caractéristiques des comportements prudents et diligents que doivent adopter les journalistes.

Vie privée et collecte d’information

Pierre Turgeon a obtenu les informations de façon non attentatoire à la vie privée d’autrui et il décrit une époque connue de tous: la Grande Noirceur. Nous faisons appel à quatre notions fondamentales visant à déterminer si l’information fait ou non partie de la vie privée: l’élément normatif, l’élément circonstantiel, le volet identificateur et le volet contextuel.

L’élément normatif est respecté parce que Pierre Turgeon a agi selon les usages du métier de journaliste, comme vu précédemment, et que le code de déontologie a été respecté. L’élément circonstanciel se définit comme «la prise en considération de l’élément normatif assorti d’une appréciation des circonstances.» La collecte des informations obtenues durant la recherche s’est faite en accord avec les intimés et avec des documents publics, archives et autres sources disponibles. De plus, l’ouverture dont ont fait preuve les héritiers de P.-H. Desrosiers lors de ladite collecte a permis à Pierre Turgeon d’entrer en contact avec des personnes ayant intimement connu le personnage. Le journaliste a ainsi pu apprendre des faits intimes à son sujet.

Le volet identificateur – qui se doit d’être objectif et qui porte sur les aspects de la vie privée -, peut varier selon la position que les personnes qu’il concerne occupent dans la société. Pierre Trudel affirme que «la vie privée s’oppose, a priori, à la vie publique.» Comme les décisions juridiques en cette matière sont très faibles en nombre, nous essaierons de délimiter ce qui a trait à l’intimité pour faire valoir que Pierre Turgeon n’a pas violé la vie privée. La vie intime d’une personne est son droit le plus fondamental. Nous entendons par là l’intimité de son foyer, de son état de santé, de son anatomie de même que son intimité conjugale et son orientation sexuelle. Nous pouvons affirmer que la plupart des renseignements obtenus provenaient de connaissances intimes de P.-H. Desrosiers ainsi que de sa proche collaboratrice durant 30 ans, Mme Juliette Baby, qui savait que son patron adorait que l’on parle de lui et qu’il aimait provoquer. De plus, certaines de ses allégeances politiques étaient déjà connues parce qu’elles avaient été publiées.

Le volet contextuel est le volet qui prend en considération les personnes visées. Pour cela, il ne faut pas oublier que ce qui relève du domaine de la vie privée peut, au fil des années, devenir d’intérêt public vu les changements politiques et moraux qui marquent les époques. P.-H. Desrosiers a, si l’on peut dire, joué un rôle dans un contexte historique différent de celui qui prévaut aujourd’hui. Il ne s’agit pas de porter un jugement sur sa personne mais sur son époque. Avec toute l’intégrité que le milieu littéraire lui reconnaît, Pierre Turgeon a voulu décrire un personnage inscrit dans son époque.

Il s’agit maintenant de déterminer si les divulgations d’information par les témoins sont licites ou non. La licité ou l’illicité des divulgations sont fonction de la liberté de l’information et de l’intérêt légitime du public à en connaître l’objet. Quoi qu’il en soit, la notion demeure assez abstraite et peut être interprétée différemment selon la situation, ce qui ne contribue en rien à sa définition ou à sa généralisation. Dans le cas qui nous concerne, les documents que Pierre Turgeon a utilisés pour la rédaction de la biographie lui ont été, malgré leur contenu parfois intime, remis en main propre. Cela atteste incontestablement de la volonté des témoins interrogés de divulguer des faits et gestes souvent intimes au nom du désir de rendre le personnage et l’époque avec la plus grande authenticité, et n’est pas sans marquer leur confiance en Pierre Turgeon.

Conclusion

Pierre Turgeon, nous l’avons démontré, est seul titulaire de ses droits d’auteur.

Cela dit, P.-H. Desrosiers est un personnage public. Il fait partie de l’histoire du Québec. Le droit à l’information et le droit à la connaisance de l’histoire nous permettent d’avancer que la biographie écrite par Pierre Turgeon est une exception classique de faute. D’ailleurs, Martin Michaud signale que «si les informations que les héritiers refusent de divulguer s’avéraient être d’intérêt public, nous croyons que les médias devraient avoir le droit d’en rendre compte.»

Il n’y pas eu atteinte à la vie privée; l’article 35 du Code civil du Québec a été respecté. Les renseignements ont été fournis conformément à l’article 36, avec le consentement de leurs détenteurs, eux-mêmes avertis de leur publication potentielle.

Pierre Turgeon réclame le droit de publier une biographie sur un personnage qui appartient à l’histoire; son ambition n’est clairement pas d’assouvir la curiosité mais bien de servir l’intérêt public. Il a obtenu son information de façon non attentatoire à la vie privée d’autrui et il décrit une époque connue, la Grande Noirceur.

Pour l’ensemble de ces raisons, nous estimons que la publication de P.-H. le Magnifique: l’éminence grise de Duplessis doit être autorisée.

Recours

Les recours de Pierre Turgeon sont limités. Attendu que Pierre Michaud a agi de bonne foi et que l’ampleur du procès aura attiré une publicité certaine à Pierre Turgeon et à son ouvrage, il y a fort à parier qu’aucun dommage ne lui sera accordé. Il ne fait par ailleurs pas de doute qu’advenant une décision qui favoriserait Pierre Turgeon, Pierre Michaud serait en droit de demander à ce que lui soit remboursée l’avance déductible des droits d’auteurs à venir. Nombreux sont les observateurs qui estiment que cette cause pourrait aboutir devant le plus haut tribunal canadien.

Bibliographie

A) Ouvrages et documents théoriques

COLLECTIF, De la Charte des droits et libertés : origine, nature et défis, Montréal, Les Éditions Thémis, 1989, 339 p.

COLLECTIF, Droit du public à l’information et vie privée: deux droits irréconciliables?, Actes du colloque organisé par le Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal, Montréal, 9 et 10 mai 1991, [n.p.].

MICHAUD, Martin, Le droit au respect de la vie privée dans le contexte médiatique de Warren et Brandeis à l’inforoute, Montréal, Wilson & Lafleur, 1996, 118 p.

MIKUS, Jean-Philippe, Droit de l’édition et du commerce du livre, Montréal, Les Éditions Thémis/Université de Montréal, 1996, 592 p.

[S.A.], Charte du journaliste, Montréal, Fédération professionnelle des journalistes du Québec, 6 décembre 1987.

[S.A.], Guide de déontologie de la FPJQ, Montréal, Fédération professionnelle des journalistes du Québec, mai 1995.

TAMARO, Normand, Loi sur le droit d’auteur 1993: texte annoté, Scarborough, Carswell, 1992, 674 p.

TRUDEL, Pierre, BOUCHER, Jacques, PIOTTE, René, BRISSON, Jean Maurice et EMERI, Claude, Contribution à l’étude de la notion de droit à l’information en droit québécois, Montréal, Université de Montréal, Centre de recherche en droit public, 1980,
442 p.

B) Coupures de presse relatives au cas

BOIVERT, Yves, «Le PDG de Réno-Dépôt veut un procès secret», La Presse, 17 décembre 1996, p. A9.
______, «Le secret de Réno-Dépôt: le juge tranche ce matin», La Presse, 18 décembre 1996, p. A14.
______, «Réno-Dépôt fait maintenir le bâillon pour un an», La Presse, 19 décembre 1996,
p. A12.
______, «L’affaire Réno-Dépôt: réactions d’amère indignation», La Presse, 20 décembre 1996, p. A12.

CARDWELL, Mark, «The biography blues», Maclean’s, 5 mai 1997, p. 63-64.

CHARTIER, Jean, «Biographier d’un des bailleurs de fonds de Duplessis: injonction contre P.-H. le Magnifique», Le Devoir, 7 septembre 1996, p. A3.

MONTPETIT, Caroline, «Une biographie litigieuse», Le Devoir, 13 décembre 1996, p. A2.[S.A.], «L’UNEQ: gain de cause», La Presse, 29 mai 1997, p. A3.

Jurisprudence citée

Les Amusements Wiltron inc. c. Mainville, [1991] R.J.Q. 1930 (C.S.).

Aubry c. Les Éditions Vice-Versa inc. (15 août 1996), non rapporté, Montréal, 500-09-000568-915 et 500-09-000567-917, (C.A.).

Cuisenaire c. South West Imports Ltd., [1969] R.C.S. 208.

Deschamps c. Renault Canada, [1977] 18 C. de D. 937 (C.S.).

Field c. United Amusement Corp, [1971] (C.S.) 283.

Fonds Gabrielle Roy c. Les Éditions internationales Alian Stanké ltée, J.E. 93 (C.S.).

Gravel c. Arthur, [1988] R.J.Q. 2873 (C.S.).

Morang c. Lesueur, [1911] 45 R.C.S. 95.

Table des matières

P.-H. le Magnifique: l’éminence grise de Duplessis 1
Solution 6
Première partie: contrat de travail ou contrat d’entreprise? 6
Première entente 6
Deuxième entente 9
Deuxième partie: droit de l’individu à la vie privée 11
Droit à la réputation, à l’image, à l’anonymat et à la solitude 12
Notion de personnage public 13
Troisième partie: droit du public à l’information versus
droit à la vie privée 16
Éthique professionnelle 17
Vie privée et collecte d’information 17
Conclusion 19
Recours 20
Bibliographie 21
Jurisprudence citée 23
Annexes