Le Devoir
Les Actualités, mercredi 10 juin 1998, p. A11

Lettre au premier ministre et au ministre de la Justice: Je ne me souviens pas
Pourquoi le législateur a-t-il jugé transmissible et relevant du droit patrimonial le droit à la vie privée?

Lamonde, Yvan

Historien et professeur à l’université McGill

Le Devoir a publié, dans son édition du vendredi 22 mai («Réconcilier la vie privée et la mémoire», page A 11), un texte des présidentes des Associations des historiens et des archivistes du Québec au sujet des conséquences pour la recherche historique et pour la mémoire collective des tenants et aboutissants de l’article 35 du Code civil sur le droit à la vie privée. Cet appel au débat public fait suite à «l’impasse» décrite dans le rapport (Vie privée et transparence administrative au tournant du siècle) de la Commission d’accès à l’information, qui prend acte des «conséquences imprévues des dispositions du nouveau Code civil» en matière de protection du droit à la vie privée (page 127).
Il y a certes urgence de débat et il y a aussi urgence d’intervention politique car, sur deux fronts, les choses risquent d’évoluer: s’il n’y a pas encore, à notre connaissance, de jurisprudence significative à propos de l’article 35 du Code civil, il pourrait s’en constituer une à tout moment. D’autre part, il importerait de savoir si le gouvernement peut rouvrir le Code civil et modifier les articles 35 à 40 à n’importe quel moment, y compris le cas où un procès en première instance ou en appel est sub judice.

Il nous semble d’entrée de jeu que c’est au niveau politique que le problème se pose. C’est le ministre de la Justice qui, seul, peut faire quelque chose. C’est d’abord le législateur qui doit pouvoir répondre à une question préliminaire, qui est à l’origine de la difficulté surgie à l’occasion de la révision du Code civil. Le législateur peut-il expliquer comment et pourquoi il a estimé transmissible et relevant du droit patrimonial le droit à la vie privée alors que rien, dans les recommandations du rapport de l’Office de révision du Code civil, n’allait dans ce sens? L’intention du législateur était-elle vraiment de rendre transmissible aux première, deuxième et subséquentes générations un droit à la vie privée dont on aurait pensé qu’il se limiterait aux personnes vivantes ou possiblement à la seule première génération?

Un terme des articles 35 à 40 peut constituer un début de réponse à cette question. Il s’agit non pas de la notion même de «vie privée», manifestement évolutive et discutable, mais du terme «héritiers», porteur de la dimension patrimoniale des articles. En quel sens faut-il donc entendre «héritiers» dans l’article 35, qui stipule que «toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise»? Au sens d’ayant-droit, de générations(s), de successeur(s)? S’agit-il d’abord ou simplement ici de droit successoral, de transmission en ligne directe?

Mais même si le ministre de la Justice précisait ce que le législateur pouvait avoir à l’esprit au moment de la rédaction de ces articles du nouveau Code civil, une autre question surgit: les juges appelés à se prononcer sur le sens du mot «hériters» entendront-ils le mot dans l’acception décrite? La loi est-elle assez claire pour qu’on puisse ne rien craindre? Et si la jurisprudence partait dans une direction inattendue, maximaliste?

On se méfiera d’une réaction qui ne verrait dans ces questions qu’affaire de droit. L’enjeu de la préoccupation des historiens, des archivistes, des généalogistes et des citoyens en général est singulièrement plus large.

Le premier ministre et le ministre de la Justice voudront-ils éclairer leurs concitoyens sur une question de droit qui met en cause la mémoire et la culture même du Québec?