La Presse
Opinions Mardi 3 février 1998 B3
Le Code civil et le respect du droit à la vie privée
À quel prix une société cède-t-elle son droit de regard critique sur son passé?
Burgess, Joanne; Lamonde, Yvan; Kolish, Evelyne; Goulet, Denis
TYPE: Opinion
LONGUEUR: Long
CENTRE D’INTÉRÊT: Droit d’auteur et de propriété; Accès à l’information et renseignements personnels; Biographies; Présidents, administrateurs et conseils d’administration; Quincailleries; Lois, projets de lois, etc.
CENTRE GÉOGRAPHIQUE: Québec
Les auteur(e)s sont respectivement présidente, vice-président, trésorière et secrétaire de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF). Ils interviennent ici dans le litige qui oppose l’écrivain Pierre Turgeon à la famille Michaud au sujet de la publication d’une biographie de l’homme d’affaires P.-H. Desrosiers. Après avoir commandé la biographie à M. Turgeon, en 1992, M. Pierre Michaud désire maintenant en faire interdire la publication.
Le litige judiciaire actuel qui oppose Pierre et Claude Michaud et Pierre Turgeon intéresse au plus haut point les historiennes et les historiens du Québec regroupés dans l’IHAF. L’enjeu de cette cause pour nous peut se formuler par deux questions qui sont deux versants d’une même préoccupation : à quel prix une société cède-t-elle son droit de regard critique sur son passé au profit de l’omnipotence du droit à la vie privée? Jusqu’où et comment peut-on exclure l’histoire du passé privé et personnel de la considération du passé public et collectif?
Le litige porte sur le droit d’auteur et sur l’article 35 du Code civil du Québec : «Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise.» Cet article et ceux qui suivent, qui sont à mettre en relation avec les lois 65 sur l’accès aux documents des organismes publics et la protection des renseignements personnels et la loi 68 sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, repose pour nous sur des motifs valables tout en ayant des incidences néfastes.
Ce réaménagement des frontières entre l’espace public et l’espace privé s’inscrit dans une société à la culture bien identifiée : un contexte néo-libéral de retour à l’individu, aux droits individuels et au privé qui prend de multiples formes ; un possible effet pervers de la constitution de banques de données informatiques à partir de renseignements personnels ou nominatifs toujours susceptibles d’être croisés, échangés, sinon «vendus» ; les conséquences des traces nombreuses laissées par les usagers individuels de la «Grande toile informatique» ; la multiplication, en raison de technologies nouvelles, de la tentation d’écoute ou d’interception électroniques ; les envahissantes nouvelles technologies bio-médicales ; le ton cavalier des redresseurs de torts d’une certaine dérive radiophonique et l’omniprésence d’une presse à sensation qui mise sur le vedettariat et sur laquelle le vedettariat prend réciproquement le risque de miser aux dépens de sa vie privée.
Le motif de l’article 35 est valable et nous acquiesçons au droit à la vie privée et à la réputation personnelle. Les historiens ont vécu et vivent avec ce postulat chaque fois qu’ils proposent à des familles ou à des individus de déposer des archives dans une institution reconnue. Ils ont vécu et vivent avec cette réalité chaque fois qu’ils écrivent une biographie ou des études qui utilisent de la correspondance ou des journaux personnels, types de sources considérées comme possibles atteintes à la vie privée (art. 36). Ils ont vécu et vivent avec ce principe chaque fois qu’il s’agit de conserver la confiance de personnes qui leur avaient fait ou leur font confiance. Les archivistes vivent aussi avec cet à priori chaque fois qu’ils suggèrent à des donateurs de distinguer ce qui, dans les documents cédés ou prêtés, sera sous restriction de consultation ou sous condition d’obtention d’un accord des personnes intéressées ou de leurs descendants. La tradition de recherche historique au Québec n’en est pas une de recherche «sauvage». Les historiens comme les journalistes ont la liberté de leur responsabilité civique et professionnelle.
Si l’énoncé de principe de l’article 35 du Code civil repose sur des motifs valables, il a par contre des incidences néfastes sur la recherche historique et par conséquent sur la qualité de la mémoire que veut s’octroyer la société qui s’est donné ce code juridique. Quelle mémoire civique donne donc ce Code civil? Comment, en amont, interfère-t-il sur la constitution d’archives personnelles et sur le traitement nominatif des archives? Comment, en aval, perturbe-t-il l’utilisation des sources personnelles par l’historien, confronté aux droits de l’intéressé ou ses héritiers à la correction, à la rectification et à la suppresion de ses renseignements?
Quels sont donc ces incidences néfastes? Un historien – c’est celui au nom duquel nous parlons ici – ne peut, selon le code civil, constituer un «dossier» sur une personne sans son consentement ou celui de ses héritiers (art. 37). Il ne peut lui refuser l’accès à ce «dossier» (art. 39). L’intéressé ou ses héritiers peuvent faire rectifier le «dossier» (art. 38) et peuvent corriger des renseignements «inexacts, incomplets ou équivoques», peuvent faire supprimer un «renseignement périmé» et peuvent formuler par écrits des commentaires et les verser au «dossier» (art. 40).
On est d’abord étonné par ce vocabulaire du «dossier» qui a quelque chose d’agressif, de policier, sinon de totalitaire, tout à fait étranger à la pratique historique. Et puis, la judiciarisation galopante de la vie publique ressort clairement de cette décision de consigner dans un code civil des pratiques d’entente à l’amiable qui ont jusqu’à ce jour relevé du mode contractuel ou de la confiance, de la responsabilité professionnelle sinon de l’éthique.
On ne mesure pas l’effet de suspicion jeté par ces articles sur l’intention de donation d’archives personnelles et sur la constitution de fonds d’archives privées. On assiste, de fait, à l’éclatement de la notion même d’archives dans la mesure où la loi transporte à l’individu la responsabilité première sinon unique de conserver les preuves de ses droits, ce que le dépôt d’archives ou l’organisme responsable faisait jusqu’à la refonte du Code civil.
Ces articles signifient concrètement qu’un historien ne peut entreprendre de recherche sur «x» à partir d’un fonds d’archives aujourd’hui accessible sans chercher d’abord les descendants de Marie de l’Incarnation, de Wolfe, de Thérèse Casgrain, de Louis Riel ou de Jos Montferrand et sans obtenir leur accord. Ira-t-on jusqu’à souligner la situation kafkaesque où il faut à l’historien travaillant au Centre de recherche Lionel-Groulx, par exemple, obtenir la permission des héritiers d’André Laurendeau pour avoir accès à son fonds, celle des héritiers de tous ses correspondants dont des documents apparaissent dans le même fonds et celle des individus ou de leurs héritiers dont mention du nom est faite comme tiers dans la correspondance des deux autres personnes? Laurendeau écrivant à Groulx à propos de Jean Drapeau, du père Lévesque, de Michel Chartrand et de x, y z… Une autre incidence néfaste de ces articles consiste à obliger les dépôts d’archives à dénominaliser ou à désindividualiser tout document existant de façon à exclure toute forme nominative de document.
Le droit de rectification, de correction et de suppression de l’individu et de ses héritiers semble passer outre le fait que l’intéressé est alors juge et partie. Aura-t-on remarqué que ce droit de rectification brime un droit collectif même de l’intéressé à une mémoire objectivement vérifiée par l’historien? Cette absolutisation de l’individu et du privé ressort encore dans cet arbitage entre le privé et le public qui est laissé au seul privé.
La jurisprudence créée par ce corps de lois récent n’a pas encore permis de définir ce qu’on peut entendre par «privé». Du point de vue de l’histoire politique, par exemple, on se demande ce que veut dire «privé» lorsqu’un individu, de mille et une façons, accepte de se mettre en situation publique et politique.
Ce droit judiciarisé de regard, de rectification, de correction et de suppression infléchit singulièrement la capacité de l’historien à poser un regard critique sur la société et sur ses acteurs et met en cause la fonction critique essentielle de l’histoire. Comment, en effet, dans un tel univers aseptisé par l’absolu du droit individuel, l’histoire pourra-t-elle être autre chose que complaisante ou muette? La liberté d’expression est manifestement en jeu. De quoi veut-on se souvenir?
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