Le Devoir
Les Actualités, samedi 28 mars 1998, p. A6

Interdiction de publier P. H. le magnifique: Turgeon ira en appel, s’il en a les moyens

L’écrivain souhaite convaincre les organismes qui lui ont jusqu’ici apporté un appui moral de lui accorder un soutien financier

Chouinard, Marie-Andrée

L’écrivain Pierre Turgeon vient d’essuyer un dur revers juridique: la biographie de Paul-Hervé Desrosiers, fondateur de Réno-Dépôt, ne sera jamais publiée, a ordonné le juge. Et M. Turgeon doit effacer de sa mémoire toute information concernant le défunt personnage. L’écrivain et historien souhaite en appeler de cette décision «sans précédent», mais en aura-t-il les moyens?

Démoli par une décision de la Cour supérieure qui lui refuse le droit de publier à jamais P.H. le magnifique, l’écrivain et historien Pierre Turgeon ripostera par voie juridique s’il trouve le pécule nécessaire à l’appel. Mais la coalition d’organismes qui s’était ralliée à sa cause et qui avait même songé à créer un fonds pour l’appuyer financièrement remet ses intentions en question: le jugement, argumente-t-elle, a évacué le point de droit pour lequel elle avait offert son soutien.

Cette coalition (d’une douzaine d’organismes), menée par la Ligue des droits et libertés, a gardé un oeil plus qu’attentif sur la cause qui oppose M. Turgeon au p.-d.g. de Réno-Dépôt, Pierre Michaud, petit-neveu de Paul-Hervé Desrosiers, objet de la biographie controversée. Principalement dirigée sur l’article 35 du Code civil du Québec, cette attention pourrait toutefois être détournée à la suite du jugement que vient de rendre le juge George Audet, lequel n’a pas fait du respect de la vie privée et de l’atteinte à la réputation l’axe principal de sa décision.

«Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée, stipule cet article, qui est à peine effleuré dans le jugement de 23 pages. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’y autorise.»

Interprétation de contrats

Après deux mois d’analyse, le juge Audet a finalement tranché: il acquiesce à l’injonction permanente demandée par M. Michaud, ordonne que Pierre Turgeon restitue tous les documents lui ayant permis la rédaction de l’ouvrage biographique et interdit à l’écrivain toute production future, de quelque nature que ce soit, «contenant en tout ou en partie les renseignements sur la vie de Paul-Hervé Desrosiers qui ont été obtenus soit des demandeurs, soit de personnes désignées par eux».

Alors qu’une grande part de l’attention accordée à cette cause avait d’abord concerné la portée éventuelle de l’article 35 sur le travail non seulement des écrivains mais aussi des journalistes, réalisateurs, historiens, etc., le juge Audet a donc plutôt concentré l’essentiel de sa décision sur les contrats ayant lié les deux parties.

Deux contrats – le premier liant le «commandeur» (Pierre Michaud et son auxiliaire, Lefebvre) et l’écrivain, le second conçu par le Groupe Sogides, éditeur d’abord pressenti pour publier l’oeuvre – sont au coeur de la décision du juge, lequel donne préséance au premier, à la faveur de M. Michaud.

«Le jugement ne tient pas compte des textes contractuels et c’est ce qui est très inquiétant pour l’avenir des écrivains», a affirmé hier Me Raymond Doray, avocat représentant l’Union des écrivains du Québec (UNEQ), l’une des défenderesses aux côtés de Pierre Turgeon. Faisant d’une phrase du premier contrat l’un des axes de sa décision – «[Lefebvre] se réserve le droit de ne pas publier l’ouvrage» -, le magistrat a décidé d’accorder une moindre importance à une clause du second contrat selon laquelle ladite entente «remplace et met fin à toute entente […] antérieure relative aux objets du contrat», ce contre quoi Me Doray s’objecte.

«Mon client fera-t-il face à une menace d’injonction jusqu’à sa mort?, demande Me François Shanks, avocat de M. Turgeon, qui soutient que le juge a exercé une forme de «lobotomie» sur l’écrivain en lui interdisant d’évoquer une partie de sa mémoire. Ce jugement est incomplet, a complètement contourné les questions de droits d’auteur pour en faire un débat autour de points contractuels.»

À la recherche de soutien financier

Pierre Turgeon, encore sous le choc de cette ordonnance qui «fait de [lui] la seule personne au Canada n’ayant pas le droit de parler de l’histoire du Québec au XXe siècle» et qui lui «bâillonne la conscience», souhaite aller en appel de cette décision qui annonce, estime-t-il, une nouvelle bataille portant sur les droits de la personne. Il ne lui reste plus qu’à trouver les sommes nécessaires à la poursuite de la querelle juridique, ce à quoi il s’affairait déjà hier.

L’écrivain souhaite convaincre les organismes qui lui ont précédemment offert un appui moral (Fédération des journalistes du Québec, Union des artistes, PEN Club, Société historique de Montréal, Société Saint-Jean-Baptiste, pour ne nommer que ceux-là) de transformer ce support en apport financier. Il devrait annoncer mardi s’il a les moyens de poursuivre ou non la lutte.

À la Ligue des droits et libertés, mouvement qui a en quelque sorte mené le mouvement de sympathie à l’endroit de Pierre Turgeon, on doit réunir tous les sympathisants au cours de la semaine pour déterminer si la nature du jugement aura une incidence sur le soutien à offrir. «Si le jugement avait porté sur l’article 35 [du Code civil], c’est certain que nous l’aurions aidé, mais là il ne s’agit que d’une question de contrats, a expliqué hier Francine Némeh, directrice générale de la Ligue. Il faudra se pencher sur cette question.» Avant l’annonce du jugement, il avait été question de la création d’un fonds spécial permettant à Pierre Turgeon d’aller, si nécessaire, en appel de la décision du juge.

Malgré des appels répétés, il a été impossible de joindre l’Union des écrivains du Québec hier.