Le Devoir
Éditorial, mardi 31 mars 1998, p. A6
Préserver l’accès au passé
Il faut dissocier l’affaire Turgeon du débat sur le respect de la réputation et de la vie privée.
Venne, Michel
L’affaire Turgeon est redevenue une affaire privée, simple querelle autour de l’interprétation d’un contrat sur des droits d’auteur. Mais la censure imposée à l’écrivain par ceux qui avaient acheté ses services, a mis en lumière cruellement quels effets pervers pourraient avoir sur l’accès à notre histoire les articles du Code civil qui protègent le droit à la vie privée.
Beaucoup d’événements historiques trouvent leur explication dans la vie privée de ceux qui font l’Histoire; les témoignages de proches, les lettres personnelles, les secrets parfois intimes qui remontent à l’enfance. Sans un accès libre à cette information, des pans de notre passé pourraient être rayés de notre mémoire à tout jamais. Ce serait un crime. Chacun d’entre nous, d’ailleurs, a besoin de mémoire pour vivre. D’où la recherche parfois frénétique de ses origines par la généalogie ou par la quête d’un enfant adopté pour retrouver ses parents biologiques.
Au cours des derniers mois, plusieurs regroupements, de la Ligue des droits et libertés jusqu’à l’Association des professeurs d’histoire des collèges du Québec, ont fait valoir ce genre d’arguments à l’encontre des articles 35 à 40 du Code civil du Québec qui garantissent à toute personne le «droit au respect de sa réputation et de sa vie privée». Le code prévoit qu’«aucune atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise». Cela donne, en fait, un droit de censure aux héritiers d’un personnage public dont un écrivain ou un historien voudrait faire la biographie. Les mêmes articles pourraient nuire aux généalogistes dans la recherche de leurs racines.
Ces effets pervers d’articles de loi par ailleurs salués unanimement, car ils protègent un droit fondamental, peu de gens les avaient vus jusqu’à ce qu’éclate l’affaire Turgeon. Pierre Turgeon est un écrivain et historien réputé. En 1992, le patron de la chaîne de quincailleries Réno-Dépôt, Pierre Michaud, lui demande d’écrire la biographie de son grand-oncle et fondateur de l’entreprise (alors baptisée Val Royal), P.H. Desrosiers, décédé en 1969. Cette biographie devait servir d’outil de promotion et de valorisation du fondateur auprès du personnel. M. Turgeon a reçu 60 000 $ pour ce travail que M. Michaud n’a pas aimé et refuse de publier. Le conflit a abouti en cour.
L’affaire avait capté l’attention du public et de plusieurs organisations qui y voyaient une menace à la liberté d’expression et à l’accès à l’histoire. Cette crainte était fondée. Les demandeurs invoquaient l’article 35 du Code civil pour soutenir que M. Turgeon ne pouvait pas publier la biographie du grand-oncle, un homme d’affaires astucieux, témoin de la Grande Noirceur et éminence grise de Maurice Duplessis, paraît-il, car l’oeuvre serait, aux yeux de ses neveux, une atteinte à sa réputation.
Mais la cour a refusé de trancher sur cette question. «Le débat, dans cette affaire, écrit le juge Georges Audet, n’en est pas un de conflit entre le droit à la vie privée d’une part et la liberté d’expression de l’auteur, d’autre part.» Le juge estime qu’il s’agit plutôt d’un problème d’interprétation d’un contrat privé dont l’objet et les modalités sont régis par la Loi sur le droit d’auteur. Il a donné raison à l’entreprise. M. Turgeon ne peut pas publier son manuscrit. Il doit remettre à la famille les informations qui lui ont été fournies par elle. Il peut, toutefois, utiliser à sa guise les renseignements qu’il a recueillis de sa propre initiative. Certes, le jugement équivaut à une censure pour M. Turgeon dont le cerveau peut difficilement faire la différence entre ce qu’il a appris grâce à la famille et ce qu’il sait par les archives publiques. Chacun est libre de juger la famille Michaud sur ces faits. De quoi a-t-elle tant peur? Il reste que nous nous trouvons essentiellement devant le cas d’un individu qui a accepté de vendre son talent à des hommes d’affaires qui ne sont pas satisfaits du travail et se sont réservé, par contrat, le droit de ne pas le publier. M. Turgeon exagère lorsqu’il prétend que l’ordonnance fait de lui «la seule personne au Canada n’ayant pas le droit de parler de l’histoire du Québec au XXe siècle».
La cause perd néanmoins en grande partie l’intérêt public qu’elle avait avant que le juge ne décide d’ignorer les arguments invoqués par la famille sur le droit à la vie privée d’un défunt. Certes, si la cour avait considéré ces arguments, nous serions aujourd’hui mieux à même de juger de la menace que le Code civil fait peser sur la liberté d’expression et l’accès à l’information. Le silence du juge à ce sujet est une malchance. S’il s’était prononcé dans un sens ou dans l’autre, le législateur aurait été immédiatement interpellé. Le ministre de la Justice n’aurait pu éviter de se pencher sur la question.
Dans l’état actuel des choses, le gouvernement pourrait être tenté de laisser aller les choses, d’attendre que les articles concernés du Code civil soient testés véritablement devant les tribunaux pour modifier la loi. Ces articles sont récents. On en saisit encore mal la portée. Ils sont là, par contre, pour protéger une autre valeur fondamentale, celle du droit d’être protégé des indiscrétions injustifiées et de l’intrusion de l’État dans notre intimité. Il y a certes un risque à ce qu’en modifiant ces articles dès maintenant, sans savoir s’ils font peser une menace réelle, on crée des effets pervers contraires à ceux que l’on veut éviter mais qui seraient tout aussi dommageables. La prudence est donc de mise. Mais maintenant que l’on peut dissocier l’affaire Turgeon du débat de fond sur l’équilibre entre ces deux droits, l’occasion serait peut-être bien choisie de poursuivre le débat sur le sujet dans un forum moins contraignant qu’un tribunal. Les associations qui ont soutenu l’écrivain dans sa démarche pourraient prendre le relais. Le ministre de la Justice devrait faire sa part en nous aidant à comprendre et circonscrire l’objectif du législateur. Y aurait-il lieu de définir dans une loi des situations d’exception à l’obligation du consentement des héritiers? La vie privée n’est pas culte du secret. Le point d’équilibre n’est pas toujours facile à identifier mais il faut trouver le moyen de réduire l’incertitude à ce sujet pour que les citoyens se gouvernent en toute connaissance de cause.
Retour au dossier de presse