Le Devoir
Éditorial, samedi 14 mars 1998, p. A12

Univers aseptisé, mémoire scellée, amnésie

Lesage, Gilles

Jusqu’où va la vie privée et le droit du public à l’information? Le devoir de mémoire peut-il s’accommoder de l’amnésie collective? Ces questions touchent aux fondements mêmes de la vie en société. D’une société qui se veut respectueuse du droit à la vie privée et, tout autant, du droit à toute l’information qui est d’intérêt public. D’une société qui prétend faciliter la mémoire collective mais qui, du même souffle, privilégie le secret.

Il y a présentement devant les tribunaux une cause très importante qui, en raison de son caractère inédit au Québec, fera certes jurisprudence. Elle soulève deux ordres de problèmes: celui des droits d’auteur, celui du respect de la vie privée.

Elle oppose les hommes d’affaires Michaud (Pierre et Claude), patrons des Réno-Dépôt, à l’écrivain et scénariste Pierre Turgeon, deux fois lauréat du Prix du gouverneur-général (1981 et 1993). Les premiers ont demandé à l’historien de faire la biographie de leur grand-oncle, Paul-Hervé Desrosiers, décédé il y a une trentaine d’années, de qui ils ont hérité en partie une entreprise florissante. Pour sa recherche et en avances de droits d’auteur, M. Turgeon a touché 61 000 $ et rédigé un livre intitulé P.-H. le magnifique: éminence grise de Duplessis.

Mais voilà que MM. Michaud n’ont pas apprécié ce qu’ils ont lu et, depuis un an et demi, ils font des pieds et des mains pour en empêcher la publication. Ils invoquent les deux contrats signés et estiment que, comme dans toute affaire semblable, les acheteurs peuvent disposer comme ils l’entendent du produit qui leur a été livré et qu’ils ont payé. Le biographe rétorque que, loin d’avoir perdu ses droits d’auteur, ceux-ci lui appartiennent toujours, en l’absence de renonciation explicite; l’éditeur prévu refusant de publier le manuscrit original, l’écrivain l’a proposé à un autre, désireux de publier cette recherche historique, non pas commerciale et complaisante.

L’affaire en est là, après injonction et débat judiciaire, prise en délibéré par un juge de la Cour supérieure. En attendant que le secret soit levé ou maintenu, un autre aspect troublant est mis en cause, avec des conséquences qui vont bien au delà du bâillon imposé à l’auteur de La Première Personne et de La Radissonie. Ces limites inquiétantes affectent les chercheurs et les historiens, les généalogistes et les archivistes, les journalistes et, finalement, nous tous comme citoyens.

Le pire, c’est que ces obstacles menaçants découlent directement du nouveau Code civil du Québec (en vigueur depuis quatre ans à peine), en particulier six articles traitant de la vie privée, dont l’article 35 stipule: «Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise.» Écrit comme ça, ça n’a l’air de rien, tellement que ces dispositions ont été adoptées, en une unanime douceur, par l’Assemblée nationale au début de cette décennie, d’autant qu’elles prévoient également «l’information légitime du public».

Respect de la vie privée d’une part, liberté d’expression de l’autre, c’est une dispute qui déborde largement de l’interprétation d’un contrat et dont l’issue aura des conséquences considérables. Ainsi que plusieurs organismes et personnalités l’ont fait ressortir avec vigueur depuis un an. Car si l’article 35 a prépondérance, si l’équilibre entre les deux droits, forcément divergents, est rompu, ce sera un précédent excessivement dangereux, estime par exemple la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). Ce sera un obstacle majeur pour la liberté d’expression qui aura pour conséquence de bloquer l’accès à de l’information nettement publique. Cette inquiétante menace de censure et de secret opaque, plusieurs l’évoquent avec insistance. Sur la première ligne de feu, ils seront particulièrement gênés dans leurs recherches biographiques et historiques si le droit au secret l’emporte, au nom du Code civil, unique au Québec. Certains prétendent que les chartes des droits (canadienne et québécoise) facilitent par ailleurs la liberté d’expression et le droit à l’information. Mais ne sont-ils pas entravés s’il faut au préalable le consentement des personne en cause et, pire encore, de leurs héritiers?

Cet embâcle est en tout cas un précédent, dont on ne retrouve pas l’équivalent ailleurs au Canada; d’aucuns le jugent d’ailleurs inconstitutionnel et, quel que soit le jugement en première instance, l’affaire de P.-H. le Magnifique se rendra sûrement en Cour suprême. Qu’ont-ils de si terrible ces secrets et anecdotes d’un patriarche, né il y a 100 ans, pour que la famille veuille à tout prix les garder pour elle-même, sous scellés, à jamais? En saurons-nous un jour plus que ce Conrad Black en dit dans son Duplessis?
Pas plus que les frères Michaud, l’essayiste Turgeon ne veut abandonner. Sinon, fait-il valoir, cela voudra dire que l’histoire est la propriété privée des riches.

«Le souci louable de la protection de la vie privée ne doit pas mener à l’oubli des êtres eux-mêmes, écrivait Diane Baillargeon (Le Devoir, 17 décembre 1997)… Toute société, tout individu a besoin d’une mémoire pour vivre et pour avancer. L’amnésique est perdu. Toute société a l’impératif devoir de s’enrichir en se rappelant autant de ses personnages notoires que de l’ensemble de ses membres.»

Dans le même sens, les animateurs de l’Institut d’histoire de l’Amérique française écrivent: «Si l’énoncé de principe de l’article 35 du Code civil repose sur des motifs valables, il a par contre des incidences néfastes sur la recherche historique et, par conséquent, sur la qualité de la mémoire que veut s’octroyer la société qui s’est donné ce code juridique… Comment, en effet, dans un tel univers aseptisé par l’absolu du droit individuel, l’histoire pourra-t-elle être autre chose que complaisante ou muette? La liberté d’expression est manifestement en jeu. De quoi veut-on se souvenir?» Pas surprenant que la FTQ, le sénateur Jacques Hébert et V.-L.B. (Victor-Lévy Beaulieu) partent en guerre, ensemble. Le ministre de la Justice Serge Ménard devra, à l’évidence, s’en mêler.

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