Le droit à la vie privée: vision du législateur québécois
La cueillette sans cesse croissante de renseignements personnels sur autrui et le marché qui en découle ont incité le législateur québécois à intervenir afin de régir cette pratique.

En adoptant la Charte des droits et libertés de la personne en 1975, le législateur avait établi comme droit fondamental que «toute personne a droit au respect de sa vie privée».

Le Code civil du Québec, en vigueur depuis le 1er janvier 1994, a consacré un chapitre au respect de la réputation et de la vie privée. Rappelant dans un premier temps le principe énoncé par la Charte, le nouveau Code précise que seule la loi ou le consentement d’une personne (ou de ses héritiers) peut justifier une atteinte à sa vie privée (2e al., art. 35 C.c.Q.)

Le nouveau Code assortit le droit au respect de la vie privée d’exemples d’actes qui peuvent constituer des atteintes à la vie privée d’une personne:

• «pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;
• intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;
• capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés;
• surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
• utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public;
• utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.» (art. 36 C.c.Q.)

Le nouveau Code autorise toutefois une personne à constituer un dossier sur une autre personne et à y colliger des renseignements personnels la concernant à la condition d’avoir un intérêt sérieux et légitime justifié par l’objet déclaré du dossier (art. 37 C.c.Q.).

Comme le législateur québécois n’a pas défini ces derniers critères «d’intérêt sérieux et légitime» et d’«objet du dossier», ni les termes «communication privée, lieux privés, information légitime du public», les tribunaux québécois devront poser des balises à l’imagination des plaideurs.

La Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé1, plus connue sous l’appellation de Loi 68, se veut le complément du chapitre du Code civil du Québec que nous venons de survoler. La majorité des dispositions de cette loi entrait en vigueur en même temps que le nouveau Code, soit le 1er janvier 1994. Cette loi établit des règles particulières à l’égard des renseignements personnels et de la sauvegarde du principe de la confidentialité de ces renseignements en faveur de la personne physique sur laquelle ils portent.

Cette loi s’applique à toute personne qui, «à l’occasion de l’exploitation d’une entreprise (…) recueille, détient, utilise ou communique (…)» des renseignements personnels sur autrui à des tierces personnes. L’application de la loi est donc limitée aux exploitants d’entreprise, par opposition au Code civil du Québec qui s’applique généralement à toute personne, qu’elle soit physique ou morale.

Cependant, la loi ne s’applique pas à la collecte, la détention, l’utilisation ou la communication de matériel journalistique à une fin d’information du public (3e al., art. 3).

Tout comme le Code civil du Québec, la Loi 68 impose à l’entreprise le même critère d’intérêt sérieux et légitime pour constituer un dossier sur autrui et y colliger des renseignements personnels. Ces renseignements doivent être nécessaires à l’objet du dossier, donc de l’entreprise. Par exemple, une compagnie d’assurance ne pourra recueillir sur son assuré que les renseignements personnels nécessaires à constituer un dossier aux fins de ses opérations d’assurance.

Il est intéressant de remarquer que l’organisme chargé par la Loi 68 d’en surveiller l’application est la Commission d’accès à l’information. Il s’agit du même organisme que créait la Loi sur l’accès à l’information qui gère l’accès aux documents des organismes publics depuis 1982.

En examinant les décisions des douze dernières années de la Commission d’accès à l’information et de son tribunal d’appel, la Cour du Québec, nous pouvons retenir que constitue un renseignement personnel tout renseignement qui peut être directement ou indirectement rattaché à la personne physique et qui permet de l’identifier. Nous pouvons conclure que le renseignement personnel comprend le nom, l’adresse, tout numéro d’identification (on peut penser au numéro de téléphone, numéro d’assurance sociale, d’assurance maladie, de permis de conduire…), l’âge, le sexe, le revenu, la profession, l’état matrimonial, la religion, l’origine ethnique, le comportement disciplinaire, l’actif et le passif, les opinions politiques, l’état de santé et les handicaps physiques, cette liste n’étant pas limitative.

La Loi 68 prévoit que le consentement de la personne s’avère le principe de base pour recueillir des renseignements personnels à son sujet, et ce même auprès de tierces personnes. Bien que le consentement écrit ne soit pas exigé par la loi, il est préférable pour une entreprise d’être davantage prudente et de l’obtenir. Il est possible de passer outre à ce consentement et de recueillir ou de divulguer les renseignements personnels lorsque la loi l’autorise ou encore pour vérifier l’exactitude des renseignements fournis par la personne concernée.

Les exceptions prévues par la loi qui permettent à l’entreprise de recueillir ou de divulguer tout renseignement personnel sans le consentement de la personne concernée sont fort limitées et, dans certains cas, sujettes à certaines conditions: vérification auprès de tierces personnes de la véracité des renseignements fournis par la personne concernée; enquête de nature pénale ou criminelle; communication privilégiée à l’avocat de l’entreprise; situation d’urgence (soit la vie, la santé ou la sécurité de la personne concernée); utilisation des listes nominatives de clients, membres ou employés, à des fins de prospection commerciale ou philantropique (art. 22 à 26 de la loi).

Tant le Code civil du Québec que la Loi 68 permettent à la personne concernée de consulter gratuitement son dossier et d’exiger toute correction d’un renseignement personnel erroné. Ce droit de consultation, de vérification et de correction a comme corollaire l’obligation pour l’entreprise de mettre à jour le dossier à chaque fois qu’une décision doit être prise au sujet de la personne concernée, de lui donner libre accès à son dossier et même de l’informer de l’endroit où il est conservé et est accessible.

De plus, la Loi 68 oblige l’entreprise à prendre des mesures de sécurité rigoureuses pour assurer la confidentialité des renseignements personnels qu’elle détient. En pratique, nous pouvons penser à des locaux et des classeurs sous clef ou à un accès limité par des codes confidentiels lorsqu’on utilise des systèmes informatisés. En effet, seuls ceux qui ont réellement besoin d’utiliser les renseignements confidentiels dans l’entreprise doivent pouvoir y avoir accès.

Les dispositions législatives que nous venons d’examiner succinctement devraient assurer la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, limiter leur diffusion et assurer davantage leur caractère confidentiel.

Par contre, le corollaire du droit à la vie privée que veut préserver la loi impose aux entreprises l’obligation de mettre en place tout un mécanisme de gestion et de consultation de ses dossiers. Cette obligation alourdit et complique le processus d’échange entre elles de renseignements personnels.

Une consultation que nous avons faite auprès de certaines entreprises clientes de l’étude et oeuvrant dans différents domaines nous amène à constater que la mise en place des mesures de contrôle et de surveillance de l’application de la loi par la Commission d’accès à l’information sont, pour l’instant, quasi inexistantes; l’absence de plaintes semble tout aussi notable depuis les six premiers mois d’application de la Loi 68 et du nouveau Code civil.

Il faut cependant prévoir qu’une plus grande publicité et connaissance de ces nouvelles dispositions législatives entraînera à plus ou moins brève échéance des demandes individuelles nécessitant l’intervention de la Commission d’accès à l’information auprès des entreprises.
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1 L.Q., 1993, chapitre 17.

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