Le Devoir
Idées, vendredi 22 mai 1998, p. A11

Dans la foulée du litige opposant l’auteur Pierre Turgeon aux héritiers de Paul-H. Desrosiers: Réconcilier la vie privée et la mémoire

Il est temps d’établir un équilibre entre le droit des individus à protéger leur vie privée et celui d’accéder aux traces qu’eux et leurs prédécesseurs ont laissées dans le passé Baillargeon, Diane; Burgess, Joanne Présidente de l’Association des archivistes du Québec (AAQ) Présidente de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF) Avec le récent jugement du juge Georges Audet, une étape importante a été franchie dans le long litige opposant les héritiers de Paul-H. Desrosiers, fondateur des magasins Réno-Dépôt, à l’écrivain Pierre Turgeon. Depuis plus d’une année, en effet, cette cause suscite l’intérêt des médias et mobilise de nombreux intervenants, interpellés par les enjeux en présence: d’une part, le droit d’auteur, la liberté d’expression et le droit à la connaissance historique, de l’autre, le respect des dispositions contractuelles et le droit à la vie privée tel qu’établi par les articles 35 à 40 du nouveau Code civil. Pourtant, si le tribunal donne aujourd’hui raison aux héritiers de Paul-H. Desrosiers, c’est en se fondant essentiellement sur l’interprétation des contrats liant les parties et en écartant explicitement toute référence au Code civil. Mais ce silence juridique n’est guère réconfortant. En dépit de lui, et au delà de l’affaire Turgeon, les interrogations sur les effets des dispositions du Code civil relatives à la vie privée, sur la préservation et l’accès au passé, conservent toute leur actualité.

Adoptés en 1994, ces nouveaux articles affirment le droit fondamental de tout individu à la vie privée et à la réputation, établissent une définition non exhaustive des éléments constitutifs de la vie privée et interdisent un ensemble de pratiques jugées incompatibles avec son respect. L’article 35 précise notamment ceci: «Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise.» Assimilé au patrimoine et transmissible à des tiers, le droit à la vie privée peut donc survivre à la mort. Comment le législateur peut-il expliquer la présence de telles garanties, pourtant absentes du rapport du comité chargé de la révision du Code civil, comité qui avait jugé non patrimonial et intransmissible un tel droit (Office de la révision du Code civil, Rapport sur le code civil du Québec, 1: Projet de code civil – 1977, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1978)? L’attribution de cette protection indéfinie, voire perpétuelle, est assimilable à un droit de censure; elle suscite avec raison des inquiétudes.

C’est pourquoi les archivistes et les historiens du Québec, regroupés au sein de l’Association des archivistes du Québec (AAQ) et de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF) respectivement, exigent une intervention rapide du législateur pour atténuer les effets néfastes sur la pratique historienne et sur la constitution de la mémoire collective d’une protection abusive du droit à la vie privée. Nous croyons qu’il est urgent de chercher à concilier le droit à la vie privée et le droit à la mémoire. Nous sommes convaincus que certains aménagements sont possibles, à même le cadre législatif existant.

En effet, le Québec dispose déjà d’un appareil législatif qui prolonge et précise les articles 35 à 40 du Code civil: il s’agit de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (loi 65) ainsi que de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (loi 68). De manière concrète et quotidienne, ces lois réglementent la collecte, la conservation, l’utilisation et l’accès aux renseignements personnels dans les secteurs public et privé. Leurs effets imprévus et pervers sur la mémoire sont bien connus des historiens et des archivistes: entraves à la constitution, à l’acquisition et à l’accessibilité des fonds d’archives contenant des renseignements personnels et conséquemment à la pratique de la recherche historique.

Cette situation est inacceptable socialement. Elle nie la valeur de l’information à caractère personnel pour la constitution de l’histoire. Toute société a l’impératif devoir de s’assurer de la possibilité de s’enrichir en se rappelant autant de ses personnalités notoires que de l’ensemble de ses membres. En édictant les articles 35 à 40 du Code civil et la loi 68 qui en découle, le législateur n’a pas tenu compte de sa responsabilité à cet égard. Il a le devoir de prévoir et d’analyser toutes les conséquences indirectes de la protection accordée à la vie privée afin que les générations futures ne lui reprochent pas une imprévoyance qui dépasse ses intentions en réduisant au silence les archives commes seules les guerres les plus dévastatrices se sont acharnées à la faire dans l’histoire des sociétés humaines.

L’État québécois est déjà intervenu par la Loi des archives pour limiter, au nom de l’intérêt public, le droit à la vie privée et pour permettre la pratique de l’histoire, la préservation du patrimoine et l’épanouissement de la culture. C’est pour ces raisons qu’il a rendu des fonds d’archives publics et privés, contenant des renseignements personnels, conservés par des services d’archives publics, accessibles aux historiens, aux généalogistes et aux écrivains.

Mais les Archives nationales du Québec et les organismes publics n’ont pas le monopole de la sauvegarde du patrimoine national. Au Québec, une multitude d’intervenants privés – entreprises, centres d’archives, sociétés d’histoire locale, associations et individus – oeuvrent à divers titres pour conserver ou acquérir les traces du présent et du passé. Depuis des décennies, des bénévoles et des professionnels administrent ce patrimoine archivistique avec soin et l’exploitent selon des normes éthiques exemplaires. Mais depuis 1993, les dispositions de la loi 68 mettent en péril ces éléments essentiels du patrimoine collectif des Québécois.

C’est pourquoi, encore l’automne dernier, dans le cadre d’un processus de révision quinquennal statutaire, l’AAQ et l’IHAF exigeaient les modifications suivantes de la loi 68: la limitation temporelle de l’obligation du consentement et la reconnaissance explicite de la recherche comme motif valable d’accès aux renseignements personnels déposés dans un service d’archives privé.
Toutefois, dans un rapport déposé le 8 avril dernier, la Commission de la culture de l’Assemblée nationale refusait de se prononcer sur les recommandations des historiens et des archivistes, affirmant que «cette question importante devrait donc faire l’objet d’une étude distincte par les instances gouvernementales compétentes» (Commission de la culture, Étude du Rapport quinquennal de la Commission d’accès à l’information – Rapport final, Québec, Secrétariat des commissions, avril 1998). Mais tout n’est pas encore joué. Un projet de loi devrait être déposé ce printemps et adopté à la fin de la présente session parlementaire. Il est encore temps d’en infléchir le contenu afin de préserver l’accès au passé.

Il est urgent d’agir. En tant que membres de la société, nous avons le devoir moral de nous assurer que le projet de loi qui sera déposé au terme du processus de révision quinquennal statutaire intègre la reconnaissance du caractère social et culturel des renseignements personnels et permette de façon explicite leur cession à des services d’archives dûment constitués et leur utilisation, nominalisée, à des fins de recherche.

Il ne saurait être question, comme le suggère le rapport de la Commission de la culture, de remettre à une prochaine fois la recherche d’un équilibre entre le droit des individus de préserver leur vie privée et celui d’accéder aux traces qu’eux et leurs prédécesseurs ont laissées dans le passé. Attendre cinq ans pour une éventuelle révision des lois 65 et 68 n’est pas une solution. Le débat public doit avoir lieu maintenant.