Le Devoir
Idées, mercredi 28 juin 2000, p. A7

Aeropagitica

Nadeau, Alain-Robert

Dans une décision controversée rendue la semaine dernière, le juge Claude Tellier de la Cour supérieure du Québec accordait des dommages de 1,2 million – une somme record au Canada – à Gilles Néron pour atteinte à sa réputation à la suite de la diffusion d’une émission au magazine Le Point sur les ondes de Radio-Canada.

C’est à la suite d’un reportage, diffusé le 15 décembre 1994, qui révélait que la Chambre des notaires faisait preuve d’une procrastination excessive dans le traitement des plaintes pour inconduite professionnelle, que M. Néron transmettait une “lettre manuscrite” aux producteurs de l’émission Le Point. Le contenu de cette lettre, qui comportait certaines “imperfections” susceptibles d’embarrasser son auteur, a été diffusée sur les ondes de Radio-Canada.

Bref, si j’ai bien compris la décision, le juge Tellier semble reprocher aux journalistes de Radio-Canada d’avoir diffusé une “lettre-missive de caractère privé, [laquelle] ne pouvait être rendue publique sans l’autorisation de son auteur”. Qui plus est, l’objectif de la diffusion consistait à “faire comprendre à son auteur qu’on ne s’en prend pas comme ça aux journalistes”.
Je retiens aussi de ce jugement la sympathie marquée du juge Tellier à l’égard de la situation personnelle de M. Néron “qui vit dans un grand placard de l’est de Montréal”. Je note enfin que la décision de l’ombudsman de Radio-Canada, qui concluait que le reportage n’était pas conforme aux normes de qualité de Radio-Canada, semble avoir influencé le juge Tellier.

S’oppose donc ici la liberté d’expression et la liberté de la presse, garantie par l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés et le droit à la réputation – un point d’ancrage du droit à la vie privée – également garantie par la Charte canadienne mais aussi, de façon expresse, par l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne de même que par l’article 35 du Code civil du Québec.

Bien que perçus par plusieurs comme étant des valeurs antinomiques et des droits irréconciliables, tant le droit à la vie privée que la liberté de la presse sont essentiels à la préservation de la dignité humaine, de la liberté et de la démocratie. En plus de jouer un rôle supplétif (qui contre l’anonymat créé par l’urbanisation de la société) à celui qu’assumaient traditionnellement les chefs de famille et les leaders sociaux et religieux de la communauté relativement à la préservation des normes sociales, les médias garantissent que la population peut discuter librement des affaires publiques.

La liberté de la presse au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire comme une liberté fondamentale, n’est apparue qu’à la fin du XVIIIe siècle. Elle est liée à l’essor de l’imprimerie ainsi qu’à la diffusion des idées. Après la Restauration, la Couronne anglaise s’était arrogée le contrôle des publications en vertu de la Licensing Act de 1643, selon laquelle toutes les publications du royaume, sous peine de sanctions criminelles, devaient recevoir l’autorisation préalable du roi de publier (l'”imprimatur”).

C’est d’ailleurs au moment de l’adoption de cette loi que John Milton publiera son célèbre essai intitulé Aeropagitica. Comme le soulignait si justement Blackstone dans ses Commentaries on the Laws of England (1765-69), la fin du système de ce régime de licence, survenue cinquante ans plus tard, n’était cependant pas synonyme de liberté de presse. Dorénavant, il était possible de publier sans obtenir l’imprimatur royal, mais sous le péril d’une condamnation pour libelle diffamatoire. Or, volontairement défini de manière floue et aléatoire, le libelle diffamatoire est devenu l’instrument privilégié de l’État pour contrôler la diffusion des idées. C’est pourquoi les constituants américains ont adopté le Premier amendement à la Constitution américaine en 1791, lequel garantit expressément la liberté de la presse.

Avec tout le respect que je dois au juge Tellier, je dois dire que cette décision m’apparaît reposer sur une argumentation vacillante. D’abord, le fait que l’ombudsman de Radio-Canada ait constaté une dérogation aux normes de Radio-Canada, que l’on sait particulièrement rigoureuses, n’entraîne pas nécessairement une responsabilité professionnelle susceptible de générer des dommages.

Ensuite, la qualification de la lettre manuscrite de M. Néron, écrite sur un papier en-tête de sa boîte de communication, a de quoi surprendre. Il est vrai que l’article 36 du Code civil protège expressément la “correspondance, les manuscrits et autres documents personnels”. Cependant, le fait qu’une lettre soit manuscrite n’est pas, en soi, concluant. Il est nécessaire, comme l’indiquait si justement le juge Tellier, de considérer le contexte et le mérite casuel.

On pourrait faire un parallèle avec les communications téléphoniques. Le principe en cette matière est celui qui veut qu’une tierce partie ne puisse intercepter, sous peine de sanctions criminelles, une communication téléphonique sans le consentement de l’une des parties à la conversation. Dans l’arrêt Duarte (1990), le juge La Forest reconnaissait néanmoins que nous devons être prêts à courir le risque que nos conversations soient enregistrées et diffusées chaque fois que nous parlons. Exiger une autorisation préalable de tous les auteurs d’une communication dans un cas comme celui en l’espèce reviendrait à conférer un pouvoir de censure préalable à l’auteur d’une communication. Ce à quoi s’opposent non seulement les garanties constitutionnelles mais aussi nos traditions les plus anciennes et les plus chéries.
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