La Presse
Éditorial Mercredi 4 mars 1998 B2
La boîte aux lettres
Une question de liberté
TYPE:
Opinion; Illustration, photo, etc.

LONGUEUR:
Moyen

CENTRE D’INTÉRÊT: Écrivains; Biographies; Droits et libertés; Accès à l’information et renseignements personnels

CENTRE GÉOGRAPHIQUE:
Québec

Tout compte fait, la fin du XXe siècle pourrait passer comme étant l’époque la plus contradictoire par rapport aux droits et aux libertés de la personne. On pourrait peut-être même ajouter que nos chartes canadienne et québécoise sur le sujet auront contribué à désocialiser l’individu en tant que citoyen par tous les abus qu’elles permettent au nom de la justice.

Laissant beaucoup de place à l’interprétation. les chartes soulèvent souvent plus de questions qu’elles n’en règlent ; dans certains cas, elles constituent même un frein à la gestion quotidienne de l’équité que le droit doit symboliser. Conçues pour réprimer des abus, les chartes ouvrent la porte toute grande à toutes sortes d’aberrations.

On a déjà vu que le nouveau Code civil pouvait contribuer lui aussi à la désocialisation de l’individu comme citoyen ainsi que l’a démontrée la colère des aînés qu’on voulait rendre responsables par-devers leurs petits-enfants.

Il y a quelque temps encore, le nouveau Code civil faisait parler de lui dans la cause opposant l’écrivain Pierre Turgeon et Pierre et Claude Michaud, au sujet d’un livre sur le fondateur de Réno-Dépot. Dans l’espoir d’obtenir une injonction permanente pour que l’ouvrage de Pierre Turgeon ne soit pas publié, les avocats de messieurs Michaud ont invoqué un article du Code civil qui est le suivant : «Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise.»

Pour tout écrivain, cet article peut être lourd de conséquences si on devait l’appliquer vraiment. Moi-même, je viens tout juste de finir l’écriture d’un livre sur le Bas-Saint-Laurent. J’y parle de certains personnages controversés qui sont à l’origine de son histoire : les Casgrain, les Fraser, les Drapeau et les Chiniquy, dont la vie ne fut pas toujours exemplaire.

Par exemple, l’abbé Chiniquy fut excommunié parce qu’il courait trop allégrement la galipote. Si l’abbé Chiniquy (qui s’est marié) avait encore des descendants, ceux-ci pourraient se référer à l’article 35 du Code civil pour que les résultats de mes recherches sur sa sexualité pathologique ne voient jamais le jour. Aussi bien dire que toute l’oeuvre de l’abbé Chiniquy deviendrait incompréhensible puisque ce sont ses excès charnels qui l’ont amené à fonder une religion.

À vouloir trop bien faire, le législateur s’est mis un doigt dans l’oeil, et jusqu’au coude. L’article 35 du Code civil devrait être abrogé, du moins dans sa dernière partie. Si le litige qui a opposé devant la cour messieurs Turgeon et Michaud devait convaincre le législateur qu’il a erré, le procès n’aura pas eu lieu pour rien. Mais tant que jugement n’aura pas été rendu et tant que le Code civil n’aura pas été amendé, une épée de Damocles absurde pend au-dessus de la tête de tout créateur.

Je ne comprends pas que cela ne fasse pas de tollé dans une contrée qui aime tant à monter sur ses grands chevaux quand le vent de la liberté risque de s’éteindre ailleurs. Pourquoi si peu de réactions quand ça se passe chez nous?

Victor-Lévy Beaulieu

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